Communion

A. RUBLËV, Trinità - Tempara all’uovo su tavola,  Galleria Tretjakov - Mosca
La vie trinitaire divine est communion, c'est une vie faite d'écoute, d'échange et de donation réciproques entre les personnes divines...

Les mots de la spiritualité
par Enzo Bianchi

C'est sur la communion que l’Église joue son obéissance à la vocation qu'elle a reçue de Dieu et l'accomplissement de son témoignage

Dans la révélation biblique, la communion est avant tout une réalité théologale. Dieu, dans son être, est communion, l'Esprit est un Esprit de communion et le Christ est une personne corporative, il est la tête du corps qui est l’Église. La vie trinitaire divine est communion, c'est une vie faite d'écoute, d'échange et de donation réciproques entre les personnes divines. Comme elle est constitutive de la vie divine, la communion est essentielle aussi à l’Église: si celle-ci ne fait pas de son visage dans l'histoire un visage de communion, elle se réduit à une organisation sociologique et elle n'est plus l’Église de Dieu. Le mandat de l’Église est d'être le lieu du dépassement de toutes les barrières et de toutes les discriminations sociales et culturelles, politiques et ethniques, le lieu de la diversité réconciliée, des différences rassemblées dans la communion: de cette façon, elle n'est pas seulement un reflet de la communion dynamique des personnes trinitaires, mais elle devient une icône de l'humanité réconciliée, une image du cosmos racheté, une prophétie du Royaume. Et c'est cela, précisément, que chaque eucharistie, cœur de la communion, doit manifester. C'est sur la communion que l’Église joue son obéissance à la vocation qu'elle a reçue de Dieu, et qu'elle joue l'accomplissement de son témoignage et de sa mission dans le monde.

La communion, en ce qu'elle est profondeur de la vie divine, est transmise aux hommes en un processus d'appauvrissement, d'anéantissement et d'abaissement de Dieu motivé par l'amour, par son désir de communion avec l'humanité. «Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son fils unique, afin que quiconque croit en lui ait la vie éternelle» (Jean 3,16); «Puisque les enfants avaient en commun le sang et la chair, le Christ aussi y participa pareillement» (Hébreux 2,14): la source de la communion est l'amour, son moyen est l'échange vers le bas, par lequel celui qui était de la condition de Dieu s'anéantit soi-même pour devenir semblable aux hommes et partager la condition humaine jusqu'à la mort, et même à «la mort sur une croix» (Philippiens 2,8). En somme, la forme et le fondement de la communion chrétienne est la croix, comme mystère et passion d'amour. Dire cela, c'est affirmer que la communion au sein de l’Église, parmi les Églises, entre l’Église et tous les hommes, est un don de Dieu! On ne peut pas la programmer, ni l'atteindre comme l'objectif d'une stratégie de politique ecclésiale, mais on doit l'accueillir comme une grâce, en se disposant à une obéissance radicale à l’Évangile et en se mettant à l'écoute de l'autre: le frère avec qui l'on vit au quotidien, l'autre confession chrétienne, les hommes appartenant à d'autres religions et à d'autres cultures, ceux qui se déclarent non-croyants.

Et il faut rappeler ici que la communion chrétienne, découlant de la Trinité, modelée sur la croix et constamment vivifiée par l'Esprit Saint, exige le rejet, de la part du chrétien et de l’Église, aussi bien de la question déresponsabilisante: «Qui est mon prochain?» (Luc 10,29), que de l'affirmation d'autosuffisance: «Je n'ai pas besoin de toi» (1 Corinthiens 12,21). En même temps, la communion intra-ecclésiale ne peut pas se nourrir uniquement de ce principe horizontal d'attention à l'autre ou de besoin de l'autre. Si elle s'enferme dans une optique centrée uniquement sur l'autre, l’Église risque le court-circuit de la communauté affective, de la fermeture autosuffisante du groupe sur soi-même, de la gratification d'un rapport «je-tu» qui deviendrait exclusif. Mais elle peut aussi se laisser aller à l'optique de la rivalité et de l'opposition, du «je contre l'autre», en donnant naissance à une mission qui deviendrait un commandement et en prenant l'apparence d'une secte agressive envers le monde. Ou elle peut encore finir par se poser comme sujet de charité, comme bienfaitrice, comme organisme philanthropique. Dans le premier cas, la communion s'atrophie et devient stérile; dans le deuxième, elle est trahie et méconnue; dans le troisième, elle se réduit à un activisme caritatif.
C'est que «l'autre» ne suffit pas, mais il faut «le Tiers» et sa transcendance; on doit donc garder à l'esprit que l'autre, dans l'optique chrétienne, est un renvoi au Tiers qui est Seigneur, Créateur de tous, Celui qui a imprimé en chaque homme sa propre image. En somme, ce ne sont pas nos paroles qui modèlent la koinonía, la communion, mais c'est la Parole de Dieu, qui purifie nos paroles, qui ordonne notre communication, qui préside à nos relations.

Karl Barth a pu écrire: «L’Église est la communion toujours renouvelée d'hommes et de femmes qui écoutent la Parole de Dieu et en témoignent.» La Parole de Dieu convoque et réunit les croyants en les unissant en un seul corps, et cela représente le centre originel et dynamisant de l’Église et de la communion ecclésiale. C'est cette communion que cherchent aussi à édifier les signes sacramentels du baptême et de l'eucharistie. En effet, «c'est en un seul Esprit que nous tous avons été baptisés en un seul corps» (1 Corinthiens 12,13) et, «parce qu'il n'y a qu'un pain, à plusieurs nous ne sommes qu'un corps, car tous nous participons à ce pain unique» (1 Corinthiens 10,17).

Oui, les chrétiens sont communicantes in Unum, dans le Dieu unique, le Père, par le moyen de l'unique Seigneur, Jésus Christ, grâce à l'unique Esprit (cf. Ephésiens 4,4-6); et dans cette communion avec Celui qui est à l'origine de toute sainteté, puisqu'ils vivent déjà la solidarité avec les pécheurs, les chrétiens peuvent aussi connaître la communio sanctorum, la communion avec les saints du ciel, avec ceux qui vivent déjà pour toujours en Dieu. C'est alors seulement que l'on saisit l’Église dans la plénitude de son mystère de communion.

Tiré de ENZO BIANCHI, Les mots de la vie intérieure, Paris, Cerf, 2000.